Depuis les débuts de l'ère chrétienne, on a utilisé la bible pour justifier des postures, opinions et comportements extrêmement divers voire antagonistes. Comment expliquer que sa lecture peut générer des compréhensions si contrastées ?
Thomas RÖMER, exégète, philologue et bibliste, est professeur au Collège de Fronce. Il a publié à la fin de l'année dernière un nouvel ouvrage dans lequel il souligne qu'il y a dons la bible une gronde diversité, et il en fait l'éloge. Nous présentons ci-dessous une synthèse de la présentation qu'il en a faite à un média protestant suisse.
Tout d'abord « la Bible » n'existe pas ... mais qu'il y a « des » bibles. Il suffit de penser à la bible juive, aux diverses bibles chrétiennes qui ont des contenus, des arrangements et des livres différents (la bible catholique, les bibles protestantes, les bibles orthodoxes, chaque tradition orthodoxe ayant sa propre version). La bible juive n'est pas ce qu'on appelle l'ancien testament dans d'autres bibles car l'ordre des livres qui y sont insérés est différent : dans les bibles protestantes on finit par les prophètes pour prouver que ceux-ci annoncent le nouveau testament alors que dans la bible juive l'ordre n'est pas celui-ci.
La bible, telle que la connaissent les chrétiens, s'est constituée petit à petit au cours des 4ème et 5ème siècle et le dernier manuscrit complet en hébreu date du moyen âge. Elle constitue plutôt une bibliothèque qu'un livre.
Cette bibliothèque offre en effet un grand champ de projections. Ayant accompagné la religion judaïque et les religions chrétiennes, elle a été utilisée pour les prédications et l'étude, mais aussi pour légitimer toutes sortes d'options éthiques et politiques. Or il est rare qu'on prenne la bible dans son ensemble. Les lecteurs y effectuent plutôt une sorte de sélection en prenant les textes qui leur semblent importants, ce qui ne rend pas compte de l'ensemble ni de sa diversité.
Par exemple, on la considère comme un fondement de la législation. Mais il y a dans la bible une alternance de lois et de récits, et les lois énoncées sont souvent reprises plusieurs fois et transformées au fil du texte biblique. La loi s'adapte en permanence aux différentes sociétés dans lesquelles nous sommes.
De manière générale elle n'est pas univoque. Cela résulte du processus de constitution de la Bible. Il n'y a pas « un » auteur biblique, et aucun livre de la bible n'a été écrit d'un seul trait par un auteur unique. Les textes furent rédigés sur des papyrus et des parchemins, dont la durée de vie est de 40 /50 ans. Quand ils étaient abimés, il fallait les réécrire, et alors on les modifiait, on les actualisait en fonction du contexte culturel, social, politique. Les rédacteurs recopieurs sont aussi des auteurs. Le texte vit et se transforme.
On peut faire dire à la Bible beaucoup de chose, et on le fait. Mais la bible n'est pas une sorte de livre de recettes immuables », elle n'apporte pas « une » parole définitive, qu'on devrait appliquer à la lettre, sur toutes sortes de questions éthiques et sociétales. Affirmer que la bible est « la parole immuable », comme le font les milieux fondamentalistes évangéliques aujourd'hui, n'est rationnellement pas possible. En effet, dans ce cas, on devrait rétablir la polygamie, l'esclavage, la société patriarcale, la peine de mort. C'est même insulter le texte, parce qu'il a été écrit précisément dans cette idée qu'il devrait être réinterprété constamment.
La bible n'est pas non plus une doctrine théologique puisqu'elle nous fait part, au contraire, de toutes sortes d'interrogations sur des questions théologiques comme la relation de l'homme au divin et au monde. Et elle le fait avec beaucoup de diversité, d'hétérogénéité.
Ces textes ont été confrontés à des générations diverses. Chaque lecteur comprend avec son contexte culturel. Il y a une grande liberté d'interprétation, c'est donc un livre dangereux quand on veut s'en servir pour légitimer sa propre vision des choses. C'est un livre dangereux aussi quand il est utilisé par des détenteurs du pouvoir ou des oppresseurs. Ainsi, le livre de Josué a été utilisé pour justifier l'extermination des populations autochtone, les croisades, l'occupation des terres en Palestine. Il a été invoqué aussi par les esclaves lors du mouvement pour les droits civiques aux États-Unis, pour argumenter l'impératif de leur libération. C'est donc aussi un livre de libération. Que faut-il en conclure ? Sans doute avant tout qu'on ne lit pas la même chose quand on est du côté des oppresseurs ou celui des opprimés.
Alors, si le texte biblique n'offre pas de vérité matérielle, historique, propose-t-il une vérité symbolique dans ces textes ?
Quand on dit que certains récits comme celui sur Abraham ou celui sur Moïse sont des mythes, les gens sont un peu désarçonnés : « Ah ce n'est qu'un mythe ». Mais un mythe c'est un récit fondateur qui crée une identité. Le judaïsme ne s'est pas constitué sur l'historicité des figures d'Abraham et de Moïse mais sur des récits qui racontent comment Abraham et Moïse étaient en phase avec Dieu ou pas, qui décrivent les conflits entre eux, les difficultés et ce qu'ils ont mis en place. Donc c'est le récit qui est fondateur et non l'événement. Cela ne veut pas dire que tout dans la bible est inventé de toutes pièces. La plupart des récits portent des traces mémorielles de l'histoire.
La foi est une certitude, or la bible ne propose pas de certitude puisqu'elle propose à chacun d'interpréter à sa façon. Comment sortir de cette contradiction ?
La foi n'est pas une chose fixe qu'on définit une fois et n'évolue plus. Elle nous accompagne, et, comme l'a écrit Martin Luther, on peut la perdre, la retrouver, changer son contenu. Dans la bible, les récits l'illustrent. Pensons à Abraham, qui a une foi inébranlable en Dieu, et au contraire à Job, qui ne comprend pas du tout ce Dieu et se questionne profondément. Pensons au livre de Jonas qui affirme que Dieu peut changer d'avis, et que les oracles de destruction peuvent ne pas être définitifs. Ces récits reflètent ce qui peut arriver lors d'une vie humaine ou lors de la vie d'une société. La bible accompagne les humains avec leurs espoirs, leurs désespoirs, c'est justement une de ses richesses.
La Bible, qu'est-ce que ça change ?, Thomas RÖMER, éditions Laboret Fides, 2025,128 p.
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